Pour certains d’entre vous, et moi le premier, le milieu littéraire semble parfois rigide, austère et difficile à pénétrer. Malgré quelques excellents médias qui parviennent à rendre compte de la beauté et de la pluralité des lettres, elles restent selon moi encore trop élitistes et difficiles d’accès. J’ai souvent l’impression, en ma baladant dans telle ou telle librairie, que certains livres ne sont pas dignes d’intérêt : romans de gare, best-sellers à intrigue trépidantes et autres publications « populaires » ne me parlent pas. Il faut bien admettre que la guerre faite aux lauréats du Goncourt chaque année par les élites intellectuelles pose problème : si même le graal de la littérature n’est pas au niveau des classiques érigés au sommet d’une hiérarchie littéraire en réalité subjective, que peut-on lire qui ne soit pas Balzac, Flaubert et Hugo ? Qu’on me comprenne bien, je suis lecteur de classiques, ils sont la base de ma formation intellectuelle ainsi que l’objet de mon travail au quotidien. Et pourtant… moi aussi, j’ai parfois du mal avec les classiques. Avec certains en tout cas… et c’est normal.
La lecture est avant tout un loisir, et il faut rappeler qu’elle doit servir un but ludique. Mais réfléchissez à un moment, pensez à votre livre préféré, à une lecture que vous aviez faite à l’école et qui vous a marqué, à une jolie découverte inattendue… Je vous parie que c’est un classique. Pourquoi ? Parce que ce sont ceux qui parviennent à nous toucher là où il faut. Que le sujet vous intéresse, que les personnages vous ressemblent, que la situation vous soit familière où les sentiments exprimés soient similaires aux vôtre, cela exige une qualité d’écriture remarquable, si elle peut vous toucher. Nous sommes donc pris en étau entre un idéal de divertissement facile pour la littérature populaire et une expérience humaine difficile d’accès que représente la littérature classique. J’aimerais vous proposer aujourd’hui une solution.
Ce long préambule m’aura servi à introduire le sujet du jour : Eve Babitz, une autrice américaine, décédée récemment en décembre 2021. Elle est notamment connue pour son mémoire Eve’s Hollywood (1974), Sex and Rage (1979) et son recueil de nouvelles Black Swans (1993). Elle se spécialise notamment dans les mémoires et auto-fictions où elle dépeint la contre-culture hollywoodienne des années 1960’s, 1970’s et 1980’s. Son écriture vive et piquante capture à la manière d’un argentique les coulisses d’un univers rock-and-roll semi-mondain. Babitz est en tout point fascinante, elle était la filleule de Stravinsky, une protégée d’Andy Warhol et la maitresse de Jim Morrison : son image est immortalisé par une célèbre photographie de Julien Wasser où totalement nue, elle joue aux échecs avec Marcel Duchamp. Elle incarne par sa voix, la vision d’une groupie géniale au moment de la libération sexuelle, de l’émancipation des femmes et du mouvement hippie.
Je n’irai pas jusqu’à affirmer que Eve Babitz doit être mise au même rang que les autres auteurs de classiques. Toutefois, si l’on revient à ma conception de la chose, outre la beauté de son style, elle n’offre pas un divertissement pur et cherche à faire de l’art dans ses livres. Sa capacité à capter l’essence de son époque rappelle l’écriture des grands moralistes ou des réalistes. Or, Babitz ne rend compte du réel qu’en l’infusant des drogues et des cocktails qu’elle consomme à ses différentes soirées, troublant la vision, faisant glisser le texte vers l’euphorie. Si elle dépeint les moeurs de son temps, ce n’est aucunement pour les critiquer mais plus encore pour les encourager et les developper. Babitz invite à la lecture et puis dit à son lecteur : « maintenant il faut aller danser » comme elle ne peut pas rester à écrire indéfiniment.
C’est là l’une des expérience les plus touchante de ses livres d’ailleurs. Comme de nombreux auteurs, elle hésitera toute sa vie entre écrire et vivre. Comment en effet être une écrivaine quand on est, comme elle, habitué à faire la fête ? Babitz trouve sa réponse dans la littérature, grâce à Marcel Proust qu’elle adore. Marcel Proust est la premier à hésiter entrer la vie mondaine et la vie d’auteur. Dans la Recherche du Temps perdu, il explique qu’il a toute sa vie perdu son temps dans les mondanités, pour finir, à la fin du Temps Retrouvé, par découvrir que le secret pour revivre sa vie se fait par l’écriture. C’est quelque chose qui touchera profondément Babitz qui jamais ne pourra totalement réconcilier les deux. Proust, lui, était malade et ajourné dans son lit, lui laissant pleinement le temps d’écrire après la fête. Babitz, elle, n’a jamais été contrainte par la nature à rester chez elle à écrire. Mais c’est là qu’elle trouve sa voix : précisément dans la tension
permanente entre vie et écrit. Si sa plume danse, c’est parce qu’elle danse presque en même temps qu’elle écrit. Babitz était habité continuellement par son désir d’écrire quand elle sortait et était marqué par l’alcool, l’adrénaline des soirées endiablées californiennes quand elle écrivait. Ses textes sont uniques et méritent l’intérêt de tous ceux qui pourraient ne pas se retrouver dans une littérature trop pointue et austère mais qui cherchent la qualité de tout bon écrit. Babitz elle-même découvre Proust, que je ne pourrai jamais plus conseiller de lire, mais le lit différemment, elle se retrouve en lui comme n’importe qui peut se retrouver dans un livre a priori inaccessible.
Babitz, invite à lire, elle encourage une démocratisation des lettres, en réunissant le superficiel et l’intellectuel au même niveau. Elle incarne ce heureux hasard que nous pouvons tous ressentir en ouvrant un livre par accident et en y trouvant bien plus qu’on aurait pu croire à l’origine. La littérature est accessible à toutes et à tous, ne vous en privez pas !
Ewen Giunta.

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